Dans l’agglomération bruxelloise si urbanisée, le visiteur pressé ne trouve pas facilement la trace des châteaux, car leur histoire appartient en grande partie à un passé disparu. De même que la ville a un riche passé rural, elle a connu une longue tradition de résidences aristocratiques. Les revers de fortune, les guerres et surtout l’expansion urbaine ont eu raison de cet héritage, mais il en reste heureusement plus de souvenirs qu’un examen superficiel ne le laisserait penser. Outre les traces laissées dans la toponymie ou le paysage, certains châteaux ont survécu, avec des altérations variables. Enfin, les faubourgs de la capitale bénéficient au XIXe siècle d’une vague de constructions de demeures de plaisance copiées sur leurs illustres prédécesseurs, ou en tout cas reprenant l’appellation désormais mythique de «château».
À vrai dire, quelle que soit l’époque, le terme s’avère difficile à définir, tant est large le spectre des réalités qu’il désigne. Pris au sens strict, le château est la résidence fortifiée d’un seigneur féodal, de cette aristocratie qualifiée plus tard de noblesse d’épée – un lieu de vie, de guerre et de pouvoir. Sauf que dès le Moyen Âge, d’autres types de demeures fortifiées sont avérés: motte castrale, site fossoyé, maison forte, ferme-château… Par la suite, dès les prémisses de l’affaiblissement du système féodal, le caractère militaire tend à s’effacer ou à devenir symbolique. Le mot subsiste cependant; il continue d’exister à la Renaissance avec l’avènement de la demeure de plaisance, en parallèle avec d’autres plus spécifiques: manoir, gentilhommière puis, à partir du XVIIIe siècle, campagne, folie ou villa. On retrouve la même complexité sémantique en néerlandais. Le mot kasteel n’apparaissant qu’au XVIe siècle, le château médiéval y est désigné par les termes de burcht ou slot, mais d’autres appellations sont aussi utilisées, comme hof, qui désigne un espace clos ou une résidence avec cour et jardin. Ce vocabulaire s’enrichit encore par la suite: hof van plaisantie, speelhuys…
Malgré ce foisonnement, la notion de château conserve une cohérence qui nous permet de suivre le fil de son évolution, à savoir le lien entre la demeure et son environnement naturel. À toute époque, le château – ou assimilé – est au centre d’un domaine: parc, jardins et souvent terres agricoles. Il se doit donc d’occuper un emplacement privilégié sur un écrin de verdure. Ce critère d’identification est d’autant plus facile à utiliser dans un contexte périurbain. Confronté à la ville, le château fait figure d’anomalie: un îlot de résistance face à la nécessité d’organiser l’espace par des rues, places et bâtiments, et de donner une fonction générique à ceux-ci: habitat, distraction, administration, etc. À mesure de l’expansion urbaine, l’histoire du château devient donc celle de sa disparition ou requalification dans un registre propre à la ville: parc, lotissement, équipement collectif (école, hôpital…) ou encore villa dans son acceptation ultime – une maison isolée dans son jardin. Un bel exemple est le château de Linthout à Schaerbeek, un pavillon néoclassique du milieu du XIXe siècle. Depuis le lotissement du domaine, il ne subsiste que le portail d’entrée, avenue de Roodebeek, et un peu plus loin, la demeure elle-même, devenue simple maison de maître le long de la rue Smekens.
Nous retiendrons cette définition peu scientifique mais commode à utiliser dans le cadre de cette étude. Le château est donc une demeure de prestige établie sur un domaine d’une certaine ampleur, et qui prétend s’inscrire dans la continuité historique des maisons nobles des temps féodaux. En suivant ces critères, le nombre de châteaux en place ou disparus (et suffisamment documentés) pour l’agglomération s’élève à plus de 200. Retracer leur existence permet de mettre en lumière plusieurs aspects importants de l’histoire bruxelloise. Tout d’abord, l’assimilation du château par la ville, déjà évoquée plus haut, constitue un aspect intéressant et quelque peu méconnu de l’histoire urbanistique de Bruxelles. Elle nous enseigne beaucoup, par exemple, sur la constitution des parcs publics ou la naissance de nouveaux quartiers (comme l’Altitude Cent à Forest). Ensuite, l’étude du château dans sa diversité nous renseigne sur l’évolution du goût et des habitudes des franges les plus riches de la population bruxelloise, tant la noblesse que la haute bourgeoisie. Jusqu’à la révolution esthétique que constitue l’Art nouveau, il y a des châteaux dans tous les styles, et certains en constituent des illustrations particulièrement brillantes.
Cette histoire commence par un mystère, celui qui entoure le lieu et le statut du premier château fort de la ville. Il n’y a guère d’indices concluants pour valider la présence d’un lieu fortifié sur l’îlot Saint-Géry, ainsi que le rapporte une tradition qui se base notamment sur le qualificatif de Oude Borch associé à ce quartier depuis le XIIIe siècle et sur l’existence de l’impasse (disparue) du Borgval. L’explication la plus fréquemment admise aujourd’hui est que le premier château fort s’installe au Coudenberg, peut-être dès la fin du XIe siècle, à l’instigation non pas du comte de Louvain (futur duc de Brabant), le seigneur en titre, mais du châtelain qui est une sorte de délégué, représentant les intérêts ducaux dans la ville. Mais à Bruxelles, le châtelain appartient à une famille puissante avec laquelle le duc va devoir composer. Ce dernier décide donc d’établir sa résidence – le futur palais du Coudenberg – sur place, à côté de la forteresse (castrum) du châtelain, s’épargnant ainsi la nécessité de la fortifier. Les deux édifices, dont la coexistence est attestée dès le XIIIe siècle, sont séparés par un vallon dit Borgendal, qui a laissé son nom à une impasse donnant sur la place Royale.
Autour de la ville ont existé des demeures fortifiées dont l’histoire est tout aussi difficile à retracer. Beaucoup se rattachent probablement au modèle de la motte castrale: sur une levée de terre, généralement artificielle, est érigée une tour de bois (plus rarement de pierre), voire une simple maison, entourée de palissades. La motte elle-même est protégée par des fossés inondés, et souvent reliée à un espace, clôturé lui aussi, qui abrite les installations agricoles – la basse-cour. Dans le cas de la région de Bruxelles, aucune fouille archéologique complète n’a cependant été menée à ce jour pour attester et documenter un site. Une exception est le Slot, dit aussi château de Hinnisdael, à Woluwe-Saint-Lambert, probablement ce qu’il reste du château des seigneurs de Woluwe de la fin du XIIIe siècle. À cette époque, ceux-ci bénéficient de l’épithète «de Castro» ou «van der Borch». L’essentiel des bâtiments visibles aujourd’hui remonte au XVIe siècle, mais les anciennes vues de ce site indiquent ce qui ressemble fort à un dispositif de motte avec partie haute et basse-cour, entourée d’une pièce d’eau – ce qui n’a rien d’étonnant puisque nous sommes dans la vallée de la Woluwe.
Au XIIIe siècle se répand un modèle plus confortable de résidence fortifiée, celui du donjon. Le château de Rivieren à Ganshoren, sur lequel nous reviendrons, possède toujours le sien, qui remonte au XIIe ou au XIIIe siècle. Il doit son nom à Charles de Rivieren d’Aarschot, qui épouse une descendante de la famille à l’origine de cette construction, les Clutinc. Un autre donjon, légèrement postérieur (XIVe siècle) subsiste à Laeken, sur le site d’une ancienne seigneurie du duc de Brabant, dite Hof te Drootbeek. De par les aléas de l’histoire, le site est devenu un complexe scolaire, l’Institut Sainte-Ursule, à l’angle des rues de Drootbeek et de Molenbeek. Mais la silhouette de la tour reste bien visible, malgré un incendie en 1886 et divers travaux pour adapter ses six étages aux bâtiments plus récents. L’appareil d’origine, pour partie en brique, se cache sous l’enduit blanc.
Maisons fortes, fermes fortifiées, les petits châteaux de la fin du Moyen Âge ne répondent donc pas à un modèle unique. Ils constituent au surplus l’épicentre d’un domaine rural qui passe de mains en mains en fonction des reventes et abandons, temporaires ou définitifs, qui peuvent amener à des requalifications difficiles à suivre. Pour les familles nobles, ils servent moins à les protéger qu’à rappeler leurs droits. La plupart n’y résident d’ailleurs qu’occasionnellement, voire jamais. La famille du châtelain de Bruxelles, par exemple, possède notamment la seigneurie d’Eggevoord, comprenant à la fin du Moyen Âge un château agrémenté d’un moulin, d’étangs, de prés, de terres, d’une brasserie-auberge et d’un verger. La petite tour qui subsiste à l’entrée du parc Léopold, quoique postérieure, nous rappelle l’existence de ce domaine.
Soumises à une pression immobilière moins forte, les communes autour de l’agglomération ont conservé de nombreux châteaux, dont beaucoup sont importants pour l’histoire de la ville. On y trouve tous les styles et toutes les époques : médiéval (Diegem, Meise), Renaissance flamande (Grand-Bigard, Colona à Sint-Pieters-Leeuw), baroque (Beaulieu à Machelen), néoclassique… Certains ont appartenu à de grandes familles, tels les Merode, qui ont jeté leur dévolu sur ceux de Grimbergen, d’Everberg (Kortenberg) et surtout de Rixensart, qui leur appartient toujours. D’autres sont l’œuvre d’architectes illustres, comme la Motte à Sint-Ulriks-Kapelle (Dewez) ou Argenteuil à Waterloo (Cluysenaer). Plusieurs sont devenus des propriétés publiques, que ce soit l’édifice (maisons communales de Wemmel, Overijse, Dilbeek) ou juste le parc (Huizingen, La Hulpe). À Tervueren, peu d’éléments rappellent que le site a abrité un immense château ducal, rasé en 1781, puis le pavillon néoclassique du prince Willem-Frederik, incendié en 1879. Les ruines de Beersel et de Gaesbeek ont eu plus de chance : admirées par de nombreux historiens et écrivains (dont Victor Hugo pour les premières), elles jouent un rôle indéniable dans l’éclosion de la sensibilité romantique, ce qui leur vaudra d’être sauvées et restaurées – l’une dans un goût très historiciste à la fin du XIXe siècle, l’autre avec davantage de rigueur archéologique au milieu du siècle suivant.
L’évolution de la guerre à la fin du Moyen Âge vient porter un coup fatal à la notion de château fort. Le coût des fortifications limite désormais celles-ci à des projets royaux ou collectifs, comme la deuxième enceinte de Bruxelles (1356-1383). Le château va rechercher de nouvelles formes en accord avec son statut définitif de résidence secondaire de prestige. Il conserve toutefois longtemps certains traits de caractère hérités de la tradition féodale qui sont destinés à lui donner une place dans l’échelle sociale, comme la présence de tours ou d’autres éléments de défense devenus symboliques. Propriété d’une famille aisée, mais pas toujours d’ascendance aristocratique, il sert tantôt de villégiature à la campagne, tantôt de point de chute dans un domaine rural, voire simplement de lieu de loisirs ou de fête. Il est à mettre en parallèle avec la littérature vantant la vie des champs et célébrant les vertus des jardins, qui fleurit depuis l’Italie jusqu’en Angleterre. À Bruxelles, ce mouvement bénéficie de la présence de la cour princière et de l’administration, alors qu’à Anvers, pour citer une autre métropole cernée de châteaux, l’abondance de ceux-ci est davantage liée à la richesse économique de la ville.
Le développement d’un château princier digne de ce nom remonte au XVe siècle, lorsque Philippe le Bon entreprend au Coudenberg des travaux d’embellissement destinés à en faire le reflet de la puissance des ducs de Bourgogne. Il est constitué de quatre corps de bâtiments rassemblés autour d’une cour; surplombant le bas de la ville, la chapelle et la salle d’apparat (aula magna) en style gothique flamboyant qui la prolongent en constituent le morceau de choix. À vrai dire, il s’agit plutôt d’un palais en ce sens qu’il fait office de siège du pouvoir ducal, et il abritera par la suite certaines institutions espagnoles stratégiques, comme le Conseil privé et le Conseil des finances. Ce lieu de pouvoir n’en constitue pas moins, pour l’époque, l’édifice de référence en matière d’architecture privée de prestige: ducs, souverains puis gouverneurs des Pays-Bas espagnols et autrichiens veillent à laisser leur marque, à prouver que Bruxelles demeure un pôle d’attractivité politique et culturelle. Ainsi Marie de Hongrie fait-elle construire une galerie ouverte sur le parc dans le «vrai» style italien, c’est-à-dire celui des recueils publiés par Pieter Coeck van Aelst. L’ensemble du palais part en fumée en 1731 et les ruines disparaissent par la suite pour laisser la place à un nouveau quartier. Les niveaux inférieurs de la salle d’apparat, conservés sous la place Royale, nous donnent encore une vague idée de sa majesté. De la chapelle subsiste une table d’autel du XVIe siècle, conservée à la cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule. Enfin, des jardins acclamés pour leur splendeur et leur étendue subsiste un tout petit morceau, les bas-fonds du parc de Bruxelles actuel.
Le palais n’est pas le seul édifice de prestige de la cour de Bruxelles. Pour se reposer et se divertir, les ducs de Bourgogne possèdent notamment un relais de chasse à Boitsfort, dont subsiste une dépendance très transformée, l’actuelle Maison Haute, mais aussi une maison de campagne à Saint-Josse-ten-Noode. Couvertes de vignobles et baignées par plusieurs étangs, les terres qui s’étendent entre le centre de cette commune et l’actuel square Marie-Louise abritent encore d’autres demeures de personnages liés à la cour: le cardinal Granvelle, premier ministre de Marguerite de Parme, le richissime duc Charles de Croÿ ou encore le poète et haut fonctionnaire Jean-Baptiste Houwaert, qui a laissé une description bucolique des jardins qui agrémentent son château de Borcht.
« Dans ce jardin de plaisance, s’élève un édifice magnifique et fort, appelé le Château (den Borch), qu’entoure un vivier limpide, possédant nombre de beaux et ravissants parterres carrés, orné de claires fontaines et de verts bocages; ce ne serait pas chose facile à un savant d’en décrire les beautés en détail, car il n’est au monde un endroit si agréable, si charmant, si commode (…)
L’entrée de ce palais est élégamment bâtie à l’antique, et artistement peinte en marbre orné d’or; au-dessus de la porte on lit une inscription à laquelle personne n’ajouta foi tout d’abord, nonobstant les vicissitudes de la fortune; voici cette inscription, mes chers amis : « Le palais que nous élevons ici pour notre usage, tombera promptement en ruines si Dieu le veut ».
Près du palais se trouvent des jardins, des vergers et des prairies, plantés régulièrement d’arbres fruitiers et entourés de fossés; de tous côtés l’on y voit des berceaux de verdure et des pavillons, aussi délicieux et aussi agréables que les lieux de réjouissance des Romains ou que ceux de ce pays; car nulle part ne croissent de meilleurs fruits, et les brises embaumées et salubres qui y règnent, méritent d’être louées au-dessus de tout l’or de Chypre (…) »
Qu’ils soient ou non proches du pouvoir, les notables voient dans la beauté du site le principal critère de choix d’une demeure de campagne, ils accordent davantage de soin à l’embellissement des jardins qu’à l’édifice principal. Tous ces châteaux ont disparu, mais les dessins et gravures qui en perpétuent le souvenir donnent en effet l’impression d’ensembles assez hétéroclites de bâtisses agrandies ou transformées au gré des besoins et suivant des habitudes héritées de l’âge gothique: goût de la verticalité, abondance de tours, etc. Le château de Koekelberg en est un bon exemple. Ce siège d’une ancienne seigneurie importante fait l’objet, à la fin du XVIe siècle, d’une rénovation menée par un architecte (la chose mérite d’être notée), au profit de son commanditaire, François van Zinnicq, pharmacien des archiducs Albert et Isabelle. Sur les représentations qui en subsistent, on remarque encore des fossés inondés, une grosse tour carrée d’allure médiévale et un logis constitué de deux bâtiments juxtaposés ornés de pignons à redents.
La volonté de protéger, du moins en apparence, l’accès à leur domaine constitue une autre caractéristique récurrente, qui se traduit par le maintien de fossés mis en eau, voire d’une enceinte fortifiée. Sur les dessins anciens qui le représentent, le château de Moriensart à Neder-Over-Heembeek a conservé une apparence de château fort, à savoir un ensemble de bâtiments fermés autour d’une cour et flanqué de tours. Il est construit au XVIe siècle par un haut fonctionnaire, le chevalier François le Vasseur et sa femme, puis agrandi au XVIIe siècle. D’autres adoptent la physionomie d’un logis encadré d’une ou de deux tours, comme le pavillon du seigneur Hosnaegel à Etterbeek, dont quelques pans de mur subsistent dans le jardin Jean Félix Hap. Sur le plan esthétique, les vues anciennes sont souvent trop sommaires pour fournir des indications précises, mais l’impression est que toutes ces demeures adoptent le traditionnel style flamand mêlant gothique et Renaissance, avec un usage abondant de la brique rouge et le recours aux pignons à redents ou à volutes. La tour constitue un point d’attention particulière: ronde ou carrée, flanquée ou non d’une tourelle d’escalier, puis au XVIIe siècle, souvent coiffée d’un toit à bulbe (que l’on retrouve également sur de nombreuses églises baroques). Le caractère hétéroclite est renforcé par la multiplication d’annexes et extensions: écuries, grange, chenil, remises, bergerie, colombier… sans compter les édicules décoratifs en tous genres (pont, grotte, etc.) On aboutit ainsi à la physionomie d’un château comme Rivieren, où des travaux importants sont entrepris, au milieu du XVIIe siècle, par un conseiller d’État, François de Kinschot, notamment l’aménagement d’un grand salon d’apparat au rez-de-chaussée, l’ajout d’un corps de logis à l’arrière et l’apparition de ce fameux toit à bulbe.
Les informations précises sur les intérieurs et la vie quotidienne dans les châteaux bruxellois font défaut. On se contentera ici de rappeler que le châtelain type vit entre la ville et la campagne, mêlant carrière politique ou militaire et exploitation des revenus de la terre. Dans une source précieuse pour l’histoire du XVIe siècle, les mémoires du duc Charles de Croÿ, celui-ci évoque son château (le mot est utilisé) de Saint-Josse sans aucune note lyrique; il s’exprime comme un chef d’entreprise qui donne des instructions sur tous les aspects pratiques liés à ses biens: entretien des bâtiments, mais aussi des produits de la terre. Sa propriété est d’ailleurs gérée par un receveur qui a, pour l’exercice de son métier, le droit de loger dans sa maison au centre de Bruxelles. Tous les châtelains ne possèdent pas le patrimoine gigantesque du duc de Croÿ. Si les seigneurs plus modestes partagent eux aussi leur vie entre la ville et la campagne, les revenus de la terre contribuent directement à leur subsistance et justifient une forte implication de leur part: loin de l’image du seigneur oisif, le gentilhomme campagnard vit presque au milieu de ses paysans et sillonne son domaine pour s’assurer qu’il fonctionne bien.
Plusieurs châteaux servent avant tout d’exploitation agricole, dont ils font office de siège en quelque sorte; on peut parler de château-ferme bien que le terme ne désigne pas une typologie spécifique. Le Karreveld, à Molenbeek-Saint-Jean, est le seul exemple conservé. Ses origines remontent au XIIIe siècle, mais il tient sa physionomie actuelle de la seconde moitié du XVIIe siècle. Autour d’une cour se trouvent successivement un bâtiment d’habitation flanqué d’une tour ronde, les écuries, l’étable (avec habitation du fermier) et enfin une grange; l’accès se fait par un porche colombier, le tout étant baigné de fossés alimentés par les eaux du ruisseau Paruck.
La fonction économique des châteaux ne se limite pas à l’exploitation de la terre. Ceux d’origine féodale font également office de siège d’une seigneurie à laquelle sont associés des droits de justice qui apportent aussi des revenus, de par la perception des amendes. Détruit par un incendie en 1665, le château de Carloo à Uccle est presque immédiatement reconstruit afin de permettre les réunions des échevins (officiers de justice) de cette vaste seigneurie appartenant à Gilles van der Noot. Par contre, lorsqu’il est mis à sac en décembre 1790 par les troupes autrichiennes, il reste en ruines: l’abolition définitive des droits seigneuriaux suite à l’annexion française quelques années plus tard lui ôte en effet sa raison d’exister initiale.
Au cours des Temps modernes, les fonctions traditionnelles du château tendent à évoluer, mettant parfois son existence en péril. Ainsi, les domaines et les droits féodaux peuvent être vendus séparément, faisant perdre à la terre une partie de son prestige. Par ailleurs, les mises en location et les changements d’affectation se multiplient. Bien que son existence remonte au Moyen Âge, le château d’Aumale à Anderlecht doit son nom au Français Charles de Lorraine, duc d’Aumale, un chef de la Sainte-Ligue exilé à Bruxelles après la défaite de cette dernière à la fin du XVIe siècle. Il achète ce château qu’il occupe sporadiquement, puis meurt à Bruxelles en 1631. À défaut de trouver un nouvel occupant, nombreuses sont les demeures de prestige qui trouvent une nouvelle fonction différente de celle de logement de luxe.
Dans la vallée de la Woluwe, le Slot, bien que restant siège de seigneurie, ne loge plus de seigneur. La cour de haute justice du seigneur de Woluwe s’y réunit tandis que le site perd peu à peu son caractère défensif. À la fin du XVIIe siècle, la seigneurie est vendue aux seigneurs de Stockel, propriétaires du château de Kieffelt, tout proche. Le Slot perd alors, au profit de ce dernier, son rôle de siège de seigneurie et n’est plus qu’un ensemble de bâtiments de ferme qui tomberont progressivement en ruine. Après avoir connu divers locataires, le beau château de Koekelberg devient une auberge; il est finalement revendu en 1718 à un marchand batelier bruxellois, qui poursuit cette activité hôtelière. L’exemple vient d’en haut: il est symptomatique que le palais du Coudenberg n’ait pas été reconstruit après son incendie, alors que des parties importantes restent debout et que des projets sont attestés. Les archives de l’administration des bâtiments royaux nous apprennent que face aux difficultés de trésorerie, le pouvoir autrichien fait le choix de sacrifier les bâtiments de prestige. En 1771, un contrôleur juge une autre demeure royale, celle de Boitsfort, «inhabitable» et dresse une liste des travaux lourds à réaliser; sa hiérarchie préférera faire abattre le tout cinq ans plus tard.
En marge de cet effacement de son identité traditionnelle, se dessine pourtant un renouvellement formel du château grâce à une série de projets novateurs, marqués par le goût d’un style plus simple, mais aussi de davantage d’homogénéité. En 1685 est construit, sur un ancien domaine de l’abbaye de Saint-Jacques-sur-Coudenberg, le château dit de Stalle, toujours debout aujourd’hui et mieux connu sous le nom de Papenkasteel, alors propriété d’un membre du Conseil du Brabant, Philippe-Vincent Franckheim. De nombreux éléments traditionnels subsistent (comme les ancres de façade, au niveau des fenêtres), mais la sobriété et la recherche de symétrie dans l’articulation pittoresque entre la tour et le logis trahissent un sentiment nouveau. Il n’y a plus de brique apparente; l’appareil est (à l’origine) enduit de blanc. Côté jardin, les fenêtres descendent désormais presque jusqu’au sol; la cour intérieure est par contre toujours cernée de constructions diverses qui donnent de l’animation à l’ensemble.
Une autre voie de modernisation est celle de l’importation du modèle français classique, illustré par un exemple malheureusement disparu: le château de Haren, situé sur l’ancien fief ducal dit Ter Elst, racheté en 1759 par le comédien Jean-Nicolas Servandoni, dit D’Hannetaire. Un temps directeur du théâtre de la Monnaie, ce Français a choisi son parent l’architecte Giovanni Servandoni pour embellir cette demeure suivant les canons parisiens à la mode: verticalité et élégance (non sans une certaine rigueur) et raffinement du décor intérieur. L’évolution vers davantage de sobriété se ressent enfin à un échelon plus modeste, dans une série de maisons de campagne dont peu d’exemples subsistent, sinon le Wolvendael à Uccle qu’une inscription à l’intérieur daterait de 1765 (avant l’extension du XIXe siècle qui en a rompu la symétrie), et le château Malou dans la vallée de la Woluwe, récemment restauré dans son dépouillement originel.
Au croisement des XVIIe et XVIIIe siècles, le Papenkasteel est loué à une personnalité haute en couleur : la Française Agnès-Françoise le Louchier (1672-1717), comtesse d’Arco. En réalité, la comtesse est une agent secret de la cour de France, envoyée délibérément dans le but de séduire le gouverneur général des Pays-Bas espagnols, Maximilien-Emmanuel de Bavière, dont elle devient effectivement la maîtresse en 1693. Elle rebaptise du nom de Choisy (comme en France) le château qu’elle occupe pendant sept ans avant de rentrer dans son pays. Amatrice d’art, elle fréquente notamment l’architecte français Germain Boffrand qui passe un séjour au Coudenberg en 1705 et dessine, pour le site de la Maison-Haute à Watermael-Boitsfort, des plans d’un pavillon de chasse qui circuleront dans toute l’Europe – le pavillon lui-même n’a probablement pas été réalisé.
À la fin de l’Ancien Régime, les goûts esthétiques, le besoin de confort ainsi que l’évolution socio-économique ont ôté son prestige au château dans son acceptation traditionnelle, mais le nom conserve une aura importante. On le retrouve même dans le domaine religieux; sur un projet non réalisé pour le logis de l’abbaye de Forest, l’architecte Dewez a lui-même inscrit le mot «château». À l’inverse, les puissants préfèrent parfois désigner par d’autres termes, en particulier celui de villa, ce qui nous apparaît clairement être un château, pour mieux signifier leur volonté de changement. C’est le cas avec le projet entrepris à Laeken par le dernier couple de gouverneurs généraux, Marie-Christine d’Autriche (sœur de l’empereur Joseph II) et son mari Albert de Saxe-Teschen. Les souverains acquièrent ici le château de Groothof (rasé par la suite) qu’ils intègrent à un domaine plus vaste, baptisé Schoonenberg, sur lequel ils font construire à partir de 1785 une sobre, mais majestueuse demeure, d’après des plans du duc lui-même redessinés par l’architecte français Charles de Wailly. Le parc s’inspire de celui du château Walckiers (Schaerbeek), un exemple très précoce de modèle «romantique» à l’anglaise mêlant nature (faussement) sauvage et assortiment de constructions de fantaisie («folies») en tous genres.
Schoonenberg apparaît comme un véritable manifeste de néoclassicisme, l’association du retour aux sources pures de l’architecture et de la volonté de retrouver l’harmonie perdue avec la nature. À peine achevé, il faillit disparaître dans la tourmente de la Révolution française, mais Napoléon, en le faisant racheter par les pouvoirs publics, lui attribue une fonction nouvelle qui va lui rester: celle de résidence royale, sous le nom de château de Laeken. La période française voit aussi la réalisation d’un petit bijou établi sur le site de l’abbaye de Dieleghem à Jette: le château Bonaventure, du nom de son commanditaire, un compatriote de l’empereur appelé à une brillante carrière politique chez nous. Moins novateur dans sa conception que les exemples précédents, il recourt aux principaux traits décoratifs du néoclassicisme (enduit blanc, soubassement de pierre bleue, pilastres ioniques, fronton, pots-à-feu…) pour proposer une version élégante de la villa fonctionnelle moderne.
Au début du XIXe siècle, la mode de la villa néoclassique ne faiblit pas, en particulier à Laeken et aux abords du canal. Certaines sont connues par les gravures, comme la villa Piers (arch. Verly, 1819-1820), publiée dans l’ouvrage le plus connu sur le patrimoine belge au début du XIXe siècle, Choix des monuments, édifices et maisons les plus remarquables du royaume des Pays-Bas (1827). L’auteur insiste moins sur la villa que sur l’agencement du jardin et la qualité des dépendances, un bon miroir des préoccupations de l’époque. Il donne davantage de détails, par contre, sur un édifice toujours en place, mais transformé: la villa palladienne (c’est lui qui l’écrit) construite en 1788 par Antoine Payen pour Édouard de Walckiers, receveur des finances. Le décor intérieur «pompéien» et le dôme avec son éclairage invisible ne sont plus là, mais l’esprit initial n’est pas altéré par l’ajout tardif d’une coupole avec belvédère – d’où son nom actuel. D’autres quartiers sont concernés par le phénomène, et il en subsiste plusieurs exemples tardifs, dont le château Eenens-Terlinden à Schaerbeek (1826), actuellement Maison des Arts. Enclavé depuis le début du XXe siècle dans un quartier densément peuplé, il a conservé, outre sa belle ordonnance, un petit parc et des éléments de dépendances: porte cochère, écuries et sellerie.
En quelques décennies à peine, la villa néoclassique a finalement remplacé le château traditionnel comme modèle de villégiature. Conjugué aux effets de l’effondrement de l’Ancien Régime (la fin des privilèges aristocratiques), ce phénomène ne marque pourtant pas la fin définitive du modèle, mais plutôt sa renaissance dans un contexte nouveau, celui de la société bourgeoise du XIXe siècle. Un «retour du château» en quelque sorte, qui bénéficie de la présence de trois facteurs favorables: la recréation de grands domaines d’agrément, l’intérêt pour les styles du passé et, enfin, la nécessité pour les nouvelles classes dominantes d’affirmer leur statut.
Les élites au pouvoir rivalisent d’ingéniosité pour obtenir les plus beaux coins de nature disponibles ou en reconstituer. À tout seigneur, tout honneur: sous l’action de Léopold II, le domaine royal de Laeken (propriété de l’État) double de superficie pour atteindre 186 ha. Poursuivant un mouvement amorcé par son père, le souverain fait acquérir toutes les anciennes campagnes des environs. Certaines seront détruites, d’autres serviront à loger des proches, comme le Belvédère ou le château Meyer au Stuyvenberg, transformé par les architectes Balat et Girault. Pour sa dernière maîtresse, Blanche Delacroix (dite baronne de Vaughan), Léopold II rachète la campagne Vanderborght, conçue dans un style néo-baroque assez chargé – l’édifice est rasé peu après l’Expo 58.
Après son abdication en 1951 au profit de son fils Baudouin, Léopold III vit toujours au château de Laeken. Inquiet de son influence sur le nouveau roi, le gouvernement belge entreprend en 1959 de lui trouver un logement digne de son statut, mais néanmoins plus isolé. Une fois rejetée l’idée de construire un bâtiment dans le domaine royal, les noms du château Bidart à Uccle, de la Solitude et de Val Duchesse à Auderghem sont avancés. Le dernier constitue la proposition la plus séduisante, mais il remplit déjà un rôle protocolaire – il est le cadre du Traité de Rome en 1957. À partir de 1960, Léopold III emménage finalement au domaine d’Argenteuil à Waterloo.
La vente des biens de l’Église lors de la Révolution française et plus tard celle de la forêt de Soignes à la Société Générale ont créé des opportunités exceptionnelles pour les nouveaux nantis d’acquérir de spacieuses propriétés. À Uccle, Pierre-François Tiberghien rachète en 1798 le couvent de Boetendael et se sert des éléments subsistants (lambris, pierre bleue, marbre) pour construire son château. À Woluwe-Saint-Pierre, le château de Putdael, actuel manoir d’Anjou, est un exemple de domaine créé à partir d’un morceau de la forêt racheté en 1832 par un particulier. Ces biens immenses sont parfois morcelés. À Jette, le château Bonaventure est une construction nouvelle sur les terres de l’ancienne abbaye de Dieleghem, tandis que la ferme abbatiale est reconstruite plus tard pour devenir le château Titeca, et que l’abbaye elle-même est transformée en résidence privée – soit trois demeures pour un même site.
Les terres possédant un pedigree historique paraissent plus recherchées que les autres, même s’il ne renvoie pas à un passé aristocratique. À Uccle, le domaine Zeecrabbe (actuellement occupé par l’ambassade de Russie) est un domaine agricole d’origine médiévale sur lequel, en 1806, le baron François de Thysebaert, futur bourgmestre d’Uccle, établit une villa néoclassique. Ce type de réappropriation peut entretenir la confusion, comme dans le cas du Hof van Brussel ou château de Woluwe-Saint-Lambert, deux appellations tardives pour une ferme domaniale du Moyen Âge castellisée au cours du XIXe siècle. Même scénario pour le Castel fleuri à Watermael-Boitsfort, puisque l’architecte Jules Jacques Van Ysendyck (auteur des plans des maisons communales d’Anderlecht et Schaerbeek) transforme en petit manoir néo-Renaissance flamande la ferme de Duras, elle aussi d’origine médiévale. Une autre caractéristique récurrente est la tendance de certains châtelains à pratiquer une forme de spéculation immobilière, en revendant une partie des terrains de la propriété qui servent à créer de nouveaux quartiers. La présence d’une demeure prestigieuse joue dans ce cas le rôle de pôle d’attraction, comme si elle constituait une garantie de bon voisinage. Georges Brugmann, par exemple, deviendra le principal promoteur de l’urbanisation d’Uccle en faisant lotir ses propres terrains au milieu desquels se trouve son château (à côté de l’ancienne abbaye de Boetendael que ses descendants rachèteront plus tard pour agrandir encore le domaine).
À la quête des beaux domaines s’ajoute, dans un contexte de construction d’une identité belge sur base de souvenirs historiques réinterprétés, une fascination pour les vestiges du passé national. Elle se traduit notamment par l’ouverture, dès 1844 (une première en Europe), d’un «Musée royal d’Armures, d’Antiquités et d’Ethnologie» à l’intérieur de la porte de Hal. D’allure particulièrement martiale, cet élément de fortification de la deuxième enceinte de Bruxelles (XIVe siècle), devenue par la suite une prison, fait l’objet de plusieurs campagnes de restauration dont la plus complète, menée par l’architecte Henri Beyaert à partir de 1866, lui donne l’apparence d’un petit château médiéval. À cette opération pour le moins fantaisiste font écho d’autres projets visant à donner l’apparence de château fort à des édifices modernes, comme la caserne du Petit Château – qui tire son nom du manoir qui l’a précédé, le Slotje ou château d’Ansillon.
Si le goût du passé national favorise le renouveau des châteaux, les styles adoptés reflètent toutefois une situation nuancée, conforme aux aspirations complexes et parfois contradictoires de la bourgeoisie. Ainsi, le néogothique représente un segment marginal de la demeure de plaisance du XIXe siècle. Le château Beckers à Woluwe-Saint-Lambert, du nom de l’avocat qui le fait construire en 1867-1869, est un cas rare, sinon unique, de réalisation complète en style médiéval. Les extensions et transformations postérieures – dès la Belle Époque, il est reconverti en école, le Sacré-Cœur de Lindthout – n’ont pas dénaturé ses intérieurs, dont la diversité des styles apparaît typique de l’époque. Il y a peu d’autres exemples, et ceux-ci s’apparentent davantage à une reconstitution archéologique à l’instar de la Maison flamande d’Anderlecht – actuelle Académie des Beaux-Arts – destinée à abriter les collections d’antiquités du ministre Jules Vanden Peereboom et à laquelle François Malfait, l’architecte de la Ville de Bruxelles, a donné l’apparence d’une demeure patricienne agrandie au cours des siècles.
La voie du renouvellement de la demeure de plaisance se situe davantage du côté de la Renaissance flamande des XVIe et XVIIe siècles. Plusieurs historiens illustres de la jeune Belgique s’enthousiasment pour la maison de campagne du procureur général Charles-Victor de Bavay, construite par l’architecte Jean-Pierre Cluysenaar sur un ancien vignoble de l’abbaye de Forest, le Wijngaard. Cet édifice de 1851 reprend la silhouette des demeures nobles évoquées précédemment, tout en reflétant deux tendances bien spécifiques à son époque. D’un côté, son architecte s’inscrit dans le rationalisme naissant en mêlant adroitement la brique et la pierre, et en adoptant un plan assez dynamique. D’un autre côté, il n’hésite pas à ajouter des éléments purement décoratifs pour renforcer le caractère pittoresque, ouvrant la porte à de nombreux excès de la part de bâtisseurs moins talentueux.
Quelques années plus tard, Cluysenaar en donne une illustration plus ambitieuse avec le château Allard à Uccle, le troisième à occuper le site historique de Stalle-Kersbeek et probablement le plus spectaculaire des châteaux bruxellois du XIXe siècle. Ces deux œuvres majeures ont malheureusement disparu dans les années 1950; cependant, il subsiste à Auderghem un petit château qui témoigne de l’influence du style Cluysenaar, le Valduc (1870): on y retrouve, par exemple, une grosse tour-pavillon qui crée un savant déséquilibre de la façade, à l’instar de certaines œuvres pittoresques de cet architecte.
Partagé entre quête de rationalité et de pittoresque, l’héritage du maître conduit à la naissance d’un mouvement informel qualifié par la suite de néo-Renaissance flamande. Entreprise à partir de 1869 en bordure de la forêt de Soignes, la Maison flamande de Charle-Albert à Watermael-Boitsfort donne l’impulsion définitive au succès du genre. Ce décorateur entreprend de rendre hommage à la tradition nationale en bâtissant une demeure donnant l’illusion d’avoir été agrandie au fil du temps, à l’instar des anciens manoirs flamands. Pour y parvenir, il recourt à certains artifices qu’un architecte de métier ne se permettrait pas, en particulier le trompe l’œil – comme de vraies-fausses tapisseries baroques peintes sur les murs des salons. Il ne subsiste rien de ces subtilités à cause d’un long abandon de l’édifice, mais une restauration récente des façades a permis de sauver son apparence générale.
Charle-Albert ouvre la voie à une mode néo-Renaissance flamande qui séduit les grands architectes de l’époque. Attribuée à Jules Jacques Van Ysendyck, la villa dite «La Clairière» à Uccle, bâtie pour le sénateur Vanden Corput témoigne encore, malgré les agrandissements postérieurs, de son talent pour composer un édifice pittoresque en limitant les excès décoratifs. Cette commune a conservé plusieurs demeures de la fin du siècle témoignant du succès du style flamand. Citons le château De Beco, avenue de l’Observatoire et, non loin, le château Paridant au Groeselenberg, ou encore le petit château qui abrite actuellement l’école Hamaide à Uccle, remarquable par ses jeux de polychromie sur la brique.
Entre les années 1890 et 1914, la recherche de fantaisie tend à déconstruire le modèle du château «flamand» de plusieurs manières. La tendance dominante est de mélanger de plus en plus librement les éléments historiques avec des motifs fantaisistes ou d’apparence pseudo-vernaculaire: toits débordants, tourelle-belvédère… Pratiquement tous les châteaux bâtis dans ce style ont disparu; à Watermael-Boitsfort subsiste un (très) vague souvenir de celui des Fougères, appartenant au bourgmestre Wiener, en ce sens que l’immeuble à appartements de luxe qui l’a remplacé a recyclé ses toitures. Une autre tendance consiste à s’inspirer du style anglo-normand pour construire de vastes manoirs pittoresques, comme Georges Hobé avec le château Beauvoir à Uccle, dit aussi villa Baelde (1904), ou encore Adrien Blomme dans une de ses premières réalisations: la villa La Source, propriété de Louis Solvay (1910) à Woluwe-Saint-Pierre. Dans tous les cas, la confusion avec l’architecture des simples villas ne cesse d’augmenter. Seule l’étendue du domaine semble encore marquer une distinction; à l’entrée du boulevard du Souverain, le château de la Héronnière, blotti au haut de son parc, fait face à la grande villa construite pour les enfants des propriétaires par l’architecte Arthur Verhelle en 1913.
Sur le plan stylistique, la Héronnière (avant sa reconstruction suite à un incendie) illustre une autre voie: celle de la persistance de la tradition académique qui, loin d’avoir disparu, domine pratiquement le siècle. Nombre de petits châteaux continuent en effet à creuser le sillon de la villa néoclassique, avec des ajouts ou changements qui tendent à déprécier plutôt qu’enrichir le modèle, comme ces tourelles qui ornent les châteaux de Rouge-Cloître (1872) à Auderghem ou Tircher à Jette (1889). Ceux-ci ont disparu, tout comme celui, nettement plus intéressant, du Vivier d’Oie, propriété d’une famille emblématique de la finance: les Errera-Oppenheim. Condensé d’éclectisme mêlant classicisme français et Renaissance italienne, le château Errera résume bien l’esprit bourgeois évoqué par Zola dans sa saga des Rougon-Macquart (le château date de 1871); ses intérieurs somptueux, où intervient notamment l’ornemaniste de renom Georges Houtstont, font même l’objet d’une série de cartes postales au tournant du siècle. Pour se replonger dans cette époque, il subsiste le pavillon de Linthout à Etterbeek, ancienne maison de campagne d’Eugène Anspach, gouverneur de la Banque nationale et frère du bourgmestre bien connu. Plus modeste et plus sobre, elle a été transformée en école et a perdu son décor intérieur.
Ce qu’on appelle désormais le style Beaux-Arts revient en force autour de 1900, avec une propension à l’emphase et à la surcharge. La plupart de ces demeures ont été préservées – un bon indicateur du succès intemporel du classicisme. Celle de l’homme d’affaires Alfred Devos, construite à partir de 1895, existe toujours sous le nom de château de l’Orangeraie à Uccle; elle possède une tour baroque et un plan assez animé (avec notamment une avancée du salon du bel-étage vers le jardin), mais le traitement des façades et des toitures évoque le XVIIIe siècle français. Toujours à Uccle, le château Fond’Roy constitue un cas intéressant de pastiche fantaisiste: une sorte de caricature de Trianon dotée de deux tours (ronde et octogonale) en demi-œuvre sur une même façade. Il est construit en 1911 par l’architecte Camille Damman pour un agent de change saint-gillois. Plus raffiné, mais tout aussi démonstratif, le château contemporain de la Fougeraie retient d’autant plus l’attention qu’il appartient toujours à la famille qui l’a fait construire: les Wittouck. Autour des architectes parisiens Süe et Huillard interviennent ici de nombreux artisans de qualité, dont le peintre-décorateur Jaulme, auteur d’un étonnant plafond néo-pompéien. Le plan est symétrique, mais l’ensemble donne une impression de mouvement grâce à la présence d’éléments revisitant l’esprit classique: un portique monumental en façade faisant office de marquise, de très hautes toitures débordantes et des fenêtres démesurées. Ces éléments deviendront caractéristiques des châteaux Art Déco (un style dont Louis Süe est un illustre représentant) après la Grande Guerre. Sans parler du recours au béton armé, qui fait ici son apparition dans un nouveau registre.
Uccle n’a pas le monopole de ces palais. Plus à l’est, à Auderghem, l’ancienne demeure de la prieure de Val Duchesse fait l’objet, entre 1903 et le milieu des années 1920, d’ambitieuses transformations à l’instigation d’un agent de change, Charles Dietrich. Les jardins bénéficient d’un soin particulier, et on y trouve toutes sortes de petites constructions. Très sobre, le style adopté pour les façades appartient au XVIIIe siècle, monumentalisé par une grosse tour carrée que surmonte un belvédère. À l’intérieur, l’esprit est par contre néogothique ou néo-Renaissance flamande, grâce à la contribution du Gantois Armand Heins, un artiste phare du romantisme tardif. Les commanditaires de ces œuvres ambitieuses appartiennent souvent au monde des affaires, et le caractère très démonstratif du style adopté représente peut-être pour eux une manière de se distinguer. Exception qui confirme la règle, le château de la Solitude à Auderghem (1910-1913) appartient par contre à une aristocrate, la duchesse de Croÿ, princesse d’Arenberg. L’hommage au XVIIIe siècle français et en particulier au Petit Trianon, si souvent copié, se veut ici nettement plus sobre et respectueux: pas de tourelle ni de colonnade, mais une façade en pierre d’Euville qui s’étend sur neuf travées en surplomb de la forêt de Soignes.
Après l’attrait de la nature et le goût du passé, le rôle joué par l’ascension sociale de la bourgeoisie constitue le troisième élément important dans la renaissance du château au XIXe siècle: en posséder ou en faire bâtir scelle l’appartenance au pouvoir économique et politique. Il faut toutefois préciser que la frontière avec l’aristocratie n’est pas imperméable (les exemples d’alliances familiales sont nombreux), et que celle-ci a aussi contribué à légitimer le renouveau des châteaux, en particulier au temps du néoclassicisme.
À cette époque, un bourgmestre qui se respecte se doit d’habiter une demeure à la hauteur de ses ambitions; or beaucoup appartiennent à la noblesse. À Uccle, c’est au château d’Or (rasé en 1971) que vit Jacques van Ophem, bourgmestre du temps de Napoléon, mais aussi grand propriétaire terrien. Un de ses successeurs, Jean Joseph Baudry, habite pour sa part au château d’Eau, à l’emplacement de l’ancienne seigneurie d’Overhem – le nom est resté associé à la rue malgré la démolition de la villa. Que l’on soit noble ou pas, exercer un mandat politique important rime souvent avec la qualité de châtelain, mais sur base des exemples connus, il ressort que la tendance est d’avantage à occuper une demeure existante plutôt que de faire construire, peut-être pour éviter de trop faire jaser. Quelques-uns ont laissé leur nom à la demeure qu’ils se sont appropriée, comme Jules Malou à Woluwe-Saint-Lambert ou son protégé Auguste Beernaert, qui rachète la villa Miravalle (1865) à Watermael-Boitsfort.
Plus marquante est l’empreinte laissée par les barons (au sens métaphorique) de la finance et de l’industrie. Si eux aussi acquièrent des châteaux existants, le désir de se distinguer paraît nettement plus marqué. Quelques années après avoir pris la tête des affaires familiales, le banquier allemand Jonathan Raphaël Bischoffsheim achète une propriété au-dessus du grand étang de Watermael-Boitsfort et y construit son château, qui sera transformé à la fin du siècle par Henri Maquet, l’architecte favori de Léopold II. Du côté des patrons d’industrie et du commerce, nous avons déjà évoqué le baron Bonaventure. Outre sa villa, il possède une seconde maison de campagne à Jette, construite vers 1820 près du hameau d’Essegem cette fois; elle passe ensuite à la famille Van Roye, propriétaire d’une brasserie et d’une malterie. D’autres exemples expriment davantage d’ambition de la part de leur commanditaire. Après avoir appartenu à Henri de Brouckère (frère du bourgmestre de la Ville de Bruxelles), le château Sainte-Anne à Auderghem passe en 1902 dans les mains de Charles Waucquez. Ce riche négociant en textile le fait intégralement reconstruire par Louis Sauvage dans un style plus clinquant – mais loin de l’Art nouveau pratiqué par Victor Horta, à qui il a confié les plans de ses magasins du centre-ville. Le château d’industriel peut aussi se situer à proximité immédiate de l’entreprise, ce qui lui donne une autre dimension (une sorte d’enseigne), mais le seul exemple qui subsiste en région bruxelloise est très tardif: le Trianon Sans Souci à Berchem-Sainte-Agathe, construit vers 1918 pour loger le directeur de la brasserie de la Couronne.
Après 1918, les rares nouveaux «châteaux » sont plutôt de grosses villas revêtues de quelques atours historicistes. C’est le cas de la belle villa Les Semailles sur la drève du Prieuré à Auderghem (1922), aujourd’hui une école privée internationale. Citons aussi deux œuvres contigües de l’architecte Paul Bonduelle : la maison Dugniolle au 290 avenue de Tervuren (1924), démolie, et au 288, l’actuelle ambassade du Nigéria (1926). Si le premier exemple évoque l’Art Déco, les autres ne font que perpétuer ou systématiser le style Beaux-Arts d’avant 1914, et l’alchimie savante entre le bâtiment et le domaine qui l’entoure a disparu.
Cet aperçu des grandes demeures du XIXe et du début du XXe siècle peut donner l’impression d’une certaine vanité, d’un mouvement quelque peu artificiel et suranné. Il correspond pourtant à un réel besoin de la part des élites, pour lesquelles les châteaux constituent un foyer de distinction et de sociabilité. La manière dont ils sont décorés et meublés, tout comme les événements qui s’y déroulent, sont le reflet des aspirations de ces commanditaires. Cette vie de château autour de Bruxelles fait l’objet d’une évocation littéraire intéressante dans les années 1840: celle d’Édouard Suau de Varennes dans un roman oublié, Les Mystères de Bruxelles. Une demeure de plaisance d’Auderghem (qui pourrait être le château Sainte-Anne) y fait l’objet d’un chapitre très évocateur. Située à moins d’une heure de route de la ville, elle appartient à un duc philanthrope qui fait construire des maisons ouvrières et un orphelinat sur les immenses terrains qui l’entourent. Le texte apporte des éléments sur le bâtiment et ses usages, mais il reflète surtout la passion des jardins et de l’environnement naturel, si fréquente chez les châtelains de l’époque.
C’est d’ailleurs à ce moment (1851) qu’apparaît la Société royale de Zoologie, d’Horticulture et d’Agrément, qui rassemble des notables soucieux d’encourager le goût de la nature. Une de ses premières initiatives est de trouver un domaine à vendre pour y installer le premier zoo de la capitale: ce sera le domaine Dubois de Bianco, anciennement Eggevoorde, et plus tard, parc Léopold. Plusieurs châtelains sont membres actifs des groupements d’amateurs qui se créent, en particulier la Société royale linnéenne de Bruxelles qui date de 1872. Au tournant du siècle, celle-ci accueille Léon Grosjean, propriétaire de La Faisanderie à Evere, et fondateur avec sa femme des Floralies de Bruxelles, mais aussi Firmin Lambeau, propriétaire de deux châteaux à Woluwe. Le premier ouvre régulièrement au public, semble-t-il, les douze serres de son parc d’Evere. Le second, qui a acheté son terrain de Woluwe-Saint-Lambert au célèbre botaniste Linden, cultive les orchidées, à l’instar de Charles Madoux, dont le château-villa, sur la chaussée de Tervueren à Auderghem porte d’ailleurs ce nom (il est démoli en 1948).
«On y pénétrait par la cour d’honneur, le grand escalier de marbre du péristyle, l’antichambre, décorée en salle d’armes, le salon où l’on recevait le matin, et sur la grande table ronde de laquelle chacun trouvait, après le déjeuner, les lettres, les journaux, les revues, les brochures arrivées par la poste. La salle à manger venait ensuite, et à droite, la salle de jeux, les salons d’honneur; à gauche la bibliothèque, la galerie des tableaux de famille, et l’escalier dérobé par où, le soir, chacun rejoignait son appartement, complétaient le rez-de-chaussée du corps de logis principal. Cette pièce où, nous l’avons dit, tous les habitants du château se réunissaient après le dîner, était de forme octogone, éclairée par une porte-fenêtre de balcon dominant l’étang, peuplé de beaux poissons, dont une espèce, des carpes superbes, attirées chaque jour par le son de la cloche, venaient à l’heure du dîner se jouer à la surface de l’eau, et se jeter gloutonnement sur les miettes de pain que les convives s’amusaient à leur distribuer libéralement. Deux fenêtres, garnies au-dehors par des rideaux de plantes grimpantes, dont la verdure luxuriante et la riche végétation tempérait [sic] la clarté du jour, trop vif sans cette précaution, flanquaient les deux côtés de ce balcon, et donnaient ainsi que lui sur un paysage magnifique. Le parc entier, étang, prairies, bois de haute futaie, taillis, ruche, métairie, tout cela paraissait à l’horizon, et cette décoration extérieure était tellement satisfaisante, que la duchesse de Wladimont s’était contentée de faire orner les murs, en guise de complément, de quelques bergerades genre Watteau.»
D’autres châtelains ont une sensibilité d’ordre culturel. À Uccle, le château Zeecrabbe accueille de 1910 à 1937 les trésors d’un des plus fameux collectionneurs d’art en Belgique: le Hollandais Michel van Gelder, connu pour sa collection de peintures anciennes, mais aussi ses liens professionnels avec un marchand d’art peu scrupuleux doublé d’un faussaire, le célèbre Leo Nardus. À Woluwe-Saint-Pierre, La Source, le château de la famille Solvay-Fontaine, accueille la vie sociale de madame, bibliophile avertie, et de monsieur, scientifique de renom. La même commune abrite un foyer de vie de cour à l’ancienne puisque le duc d’Orléans (descendant de Louis-Philippe), chassé de France, s’installe au château de Putdael en 1913, puis le rachète et entreprend de lui donner un panache royal sous un nouveau nom, le manoir d’Anjou.
Ce petit monde subit de plein fouet les affres des deux guerres mondiales et des bouleversements sociaux qui s’ensuivent. Transformé en caserne sous la seconde occupation, le manoir d’Anjou est vendu en 1947 à une communauté religieuse – qui l’occupe encore à l’heure actuelle. Non loin de là, au château de la Solitude, la duchesse d’Arenberg décède en 1953, entourée d’une kyrielle de domestiques. La bâtisse est rachetée peu après par l’État qui la néglige et finit par la revendre; elle est transformée en bureaux de luxe par l’Atelier de Genval en 2002. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les récits de vie de château s’apparentent davantage à un concert de plaintes sur l’inconfort et le coût exorbitant des rénovations; au Groeselenberg à Uccle dans les années 1970, les filles Paridant n’ont ni eau courante ni chauffage central…
Reconversions et abandons qui se succèdent marquent la fin de la renaissance des châteaux. Certes, le phénomène existe déjà sous l’Ancien Régime – splendeur et misère alternent au gré des revers de fortune, des guerres ou des changements de pouvoir –, mais il prend un tour sans précédent sous l’ère industrielle avec le mouvement incessant qui transforme les faubourgs en nouveaux centres urbains, puis les campagnes en zones de lotissement. La décadence des domaines de plaisance aux XIXe et XXe siècles ne se résume pas à la simple disparition d’un patrimoine, elle s’apparente plutôt à une requalification: des maisons vouées à la jouissance des élites deviennent de simples instruments de travail, des outils au service de la collectivité, ou simplement un objet de spéculation.
Le château de Monplaisir à Schaerbeek est une victime assez représentative. Jadis très apprécié par le gouverneur Charles de Lorraine, ce beau domaine se voit recyclé en manufacture de porcelaine dès 1786. Il redevient une maison de plaisance sous l’Empire puis semble servir davantage d’exploitation agricole et enfin, après 1888, fait office de blanchisserie mécanique – avant expropriation et démolition à l’aube du XXe siècle. Cette destinée est celle de la plupart des demeures identifiées dans les faubourgs industrialisés, en particulier Anderlecht et Molenbeek-Saint-Jean. Il tient presque du miracle que le château-ferme du Karreveld ait pu survivre jusqu’à nos jours, après avoir rempli toutes sortes de fonctions – citons celle de studio de cinéma, à la veille de la Grande Guerre. Le lieu retrouve son lustre lorsque les organisateurs de l’Expo 58 décident d’y loger les invités de prestige, et entreprennent des travaux à cet effet. À cette époque, le contexte économique a naturellement évolué. Si le besoin de surfaces industrielles a diminué, certaines
entreprises s’intéressent aux grandes demeures pour les consacrer à un autre usage: celui de centre de loisirs. La firme Solvay joue un rôle pionnier en se portant dès 1929 acquéreuse d’un château pour y installer un cercle sportif: celui de Presbois à Watermael-Boitsfort, construit quelques décennies plus tôt pour le banquier Fernand Jamar. La demeure fait un temps office de club avant d’être rasée lors de la modernisation des infrastructures. Après la guerre, c’est la compagnie d’assurances la Royale Belge qui se porte acquéreuse de Fond’Roy à Uccle dans le même but, mais cette fois en conservant le château, tandis que les Assurances Générales (AG) se tournent vers la villa Viola Cornuta dans la même commune.
D’autres châteaux font l’objet de reconversions à caractère plus social. Dès le début du XIXe siècle, nombre de communautés religieuses chassées par les troubles révolutionnaires cherchent à s’installer à nouveau dans la ville et recherchent les grands édifices disponibles. Le château et la campagne Bonaventure aboutissent l’un et l’autre dans les mains d’une congrégation; le premier est d’ailleurs toujours l’école du Sacré-Cœur, tandis que la seconde a disparu dans les années 1970 après avoir longtemps abrité un complexe hospitalier des Sœurs augustines. Le château médiéval d’Evere, ou plutôt la demeure qui l’a remplacé, est repris en 1889 par la congrégation du Bon Pasteur d’Angers pour y installer un orphelinat qui disparaîtra sous les bombes en 1943.
À Woluwe-Saint-Lambert, le château Kieffelt héberge des jésuites puis passe dans les mains de l’Institut apostolique belge pour les missions en Afrique, avant d’être rasé dans les années 1930. Pour financer leurs projets, les congrégations reçoivent le soutien appuyé des élites catholiques locales. Ainsi le baron Robert de Viron (dont le père a fait construire, à Dilbeek, par Jean-Pierre Cluysenaar un château, devenu l’actuelle maison communale) met-il sa propriété d’Anderlecht à la disposition de l’Œuvre du Mont-Thabor, une association créée par un prêtre de Molenbeek-Saint-Jean: rebaptisé château de Béthanie, le lieu accueille de jeunes filles pauvres de la ville que le bon air doit préserver de la tuberculose. Il est rasé au profit du CERIA en 1949, mais le grand étang subsiste encore. Entre-temps, d’autres demeures ont fait l’objet d’une éphémère reconversion à caractère médical dans le contexte des deux guerres mondiales, comme le Castel fleuri après 14-18 ou le Wyngaard après 1945, peu avant sa démolition au profit de la cité Messidor.
Dans ce mouvement de réappropriation des châteaux, les pouvoirs publics occupent curieusement une place en demi-teinte. Bien que deux municipalités (Ixelles et Watermael-Boitsfort) aient choisi au XIXe siècle de racheter une demeure de plaisance pour en faire leur maison communale, ceux-ci ne s’intéressent plus par la suite à ce type de bâtiments, sauf lorsque leur sort est lié à l’embellissement urbanistique d’un quartier, par exemple pour le Karreveld en 1930 ou Malou en 1950. Dans les deux cas, le site tarde à recevoir une affectation précise. L’État belge lui-même procède au rachat de quelques demeures en déshérence, mais sans vision sur leur avenir. Les châteaux de la Solitude et Sainte-Anne aboutissent dans son patrimoine puis en ressortent des années plus tard, faute d’avoir trouvé une fonction d’État, au contraire du domaine de Val Duchesse. À Uccle, le château de Neckersgat devient l’Institut hygiénique de Bruxelles, puis après la Seconde Guerre mondiale, l’Institut National des Invalides de Guerre – ayant perdu sa raison d’être, il est revendu au CPAS d’Uccle en 2006.
En fait, la fonctionnalité la plus prisée de la part des pouvoirs publics est celle de parc, le besoin d’espaces verts étant concomitant à l’extension des faubourgs. Toutefois, ici encore, les réaffectations procèdent rarement d’une politique volontaire et s’apparentent davantage à une solution ultime dans un contexte spécifique. Et le roi Léopold II joue une fois de plus un rôle pionnier. Outre ses efforts à Laeken et l’exemple du parc Léopold, il hérite à Forest du domaine constitué par le négociant allemand Wilhelm Duden, dans le but de l’aménager en parc public, ce qui se concrétise en 1912 – le bâtiment lui-même connaîtra des affectations très diverses. Le souverain s’efforce en outre d’acquérir les terrains qui le séparent du parc de Forest, afin de relier les deux, une opération qui ne se concrétisera qu’après la Seconde Guerre mondiale. À Schaerbeek enfin, Léopold II donne un coup de pouce décisif à la naissance du parc Josaphat, en intriguant en faveur du rachat des terrains de la «Laiterie du Parc», une ancienne campagne du XVIIIe siècle devenue guinguette et démolie par la suite.
Pour le reste, le mouvement de transformation des domaines de plaisance en parc appartient davantage au second XXe siècle, lorsque les faubourgs du sud commencent à subir une pression immobilière plus forte et que les grandes demeures perdent leur attractivité auprès des élites. Celles-ci semblent tiraillées entre souci de rentabilité et amour de la nature, ce qui conduit à des choix difficiles. Le cas de la famille Solvay est symptomatique. Ses trois domaines boisés des alentours de la capitale deviennent parcs publics: La Source à Woluwe-Saint-Pierre (1963), Kaaregat (dit Tournay-Solvay) à Watermael-Boitsfort (1980) et Ten Bosch à Ixelles (1982). Mais excepté au Kaaregat où le château n’est déjà plus qu’une ruine à l’époque, les domaines sont vendus par morceaux – le parc d’un côté, la maison de l’autre. Au moment de la vente de La Source en 1952, la famille Blaton, qui occupe le château voisin, se porte acquéreuse dans l’idée d’un vaste projet immobilier qui ne verra pas le jour. Au final, c’est leur propre demeure qui est rasée au profit d’un immeuble de luxe, tandis que la famille conserve pour elle-même le château Solvay, amputé d’une partie du parc vendue à la commune de Woluwe-Saint-Pierre dans le but de l’ouvrir au public.
La reconversion est sans conteste un signe de désintérêt pour les demeures de plaisance. À l’exception des rares cas de maintien d’une activité «de luxe», elle représente un choix par défaut et ne débouche guère sur des embellissements. Et lorsque les réaffectations se répètent, le résultat est presque toujours une démolition pure et simple, comme pour le château Saint-Job à Uccle dès la fin du XIXe siècle: guinguette, maison de repos, communauté de nudistes, dépôt de munitions pendant la Seconde Guerre mondiale et enfin destruction au profit d’un lotissement. Ce phénomène s’inscrit dans le cycle urbain de transformation soit d’un quartier qui change de statut, soit d’un coin de campagne rattrapé par la ville. À la Belle Époque, le comte van der Noot qui a racheté le château de Ter Elst à Haren se plaint de l’entourage des usines et des fumées malsaines; le splendide palais de Servandoni est abandonné puis rasé dans l’indifférence quasi générale. Lorsque les faubourgs s’étendent, il n’est pas question de laisser un château en travers du chemin, peu importe son état ou sa valeur historique. On ne dressera pas ici la longue liste des domaines transformés en pâtés de maisons ou en blocs d’habitations à l’instigation des grandes sociétés d’après-guerre, comme la Compagnie immobilière de Belgique qui fait lotir le site du château Allard en 1960, sous le nom de «Coteau du soleil». Dans certains cas, le parc lui-même subsiste en tout ou en partie, donnant ainsi du cachet aux nouvelles constructions. Le domaine des Sept Bonniers à Forest, resté longtemps dans la famille Greindl, existe toujours, mais s’appelle La Magnanerie et le petit château est devenu une barre de dix-huit étages et près de 400 appartements. À Uccle, par contre, le nom de Cherridreux reste associé au domaine sur lequel un ensemble d’immeubles de logements a remplacé le château après sa destruction en 1971.
Lorsqu’il échoue à voir le jour, un projet urbanistique peut conduire à la sauvegarde involontaire d’un site. En 1960, les descendants de Charles Woeste, ministre d’État catholique, et de sa femme née Greindl, vendent sa campagne d’Uccle, la terre noble de Kinsendael, à la Compagnie immobilière de Belgique qui procède au nivellement de cet immense site naturel de 14 ha et à la démolition du château. Suite à l’interruption in extremis de ce massacre, les projets s’enlisent et mènent, près de 30 ans plus tard, à la constitution d’une réserve naturelle par le nouveau propriétaire, la Région. Le scénario se répète au Kauwberg, sur la même commune: un fief d’histoire ancienne, mais aussi un havre de verdure sur lequel une villa néoclassique est construite dans les premières années de l’Indépendance, puis agrandie pour devenir le château Spelmans après le rachat par un commerçant de ce nom en 1881. Passé dans l’escarcelle de la Compagnie immobilière de Belgique, il est irrémédiablement défiguré et finalement rasé en 1975. Une mobilisation citoyenne conduit à un sauvetage partiel de ce qui subsiste du parc. Des bâtiments, ne restent qu’une glacière et l’un des lions en pierre qui flanquaient le portail d’entrée, sauvé grâce au cercle d’histoire locale et transformé en monument public.
Cette lente décadence n’est pas restée sans réaction. Mais si les critiques face à la disparition de plus en plus systématique des châteaux ne datent pas d’hier, elles se focalisent sur l’environnement naturel devenu si précieux en ville. En 1889, Henri et Paul Hymans regrettent les domaines «rasés, abattus, découpés en tranches par les entrepreneurs et les bâtisseurs qui y ont fait des rues et des places» autour de la chaussée d’Ixelles. Quelques années plus tard, alors qu’une partie du splendide domaine constitué par l’industriel Zaman près de l’Altitude Cent passe dans les mains de la Société des Villas de Forest, l’avocat Edmond Picard publie dans L’Art moderne un article incendiaire intitulé «Les Arboricides», sur le massacre des arbres dans et hors Bruxelles, pointant du doigt la responsabilité des compagnies immobilières. Après la Grande Guerre, l’essor du tourisme de proximité provoque un regain d’intérêt pour les petits châteaux ayant un caractère historique, mais ici encore, c’est une vision bucolique qui domine.
L’attention portée sur le cadre naturel plutôt que sur l’édifice lui-même a parfois permis la sauvegarde de celui-ci. C’est le cas du Groeselenberg, dont le parc est classé depuis 1977, ou encore de la propriété Delvaux, toujours à Uccle, qui fut jadis la seigneurie d’Overhem. Lorsque les riverains manifestent leur mécontentement face à un projet de lotissement de ce site, commence une longue série de tracasseries qui mènent à un classement partiel – la préservation du château lui-même (une bâtisse néo-Renaissance flamande de 1880) apparaissant presque comme une coïncidence. Malgré cette mesure, le site est amené au début du XXIe siècle à subir la cohabitation avec un ensemble d’immeubles de luxe connu sous le nom de Domaine de la Hêtraie. L’architecte de cet ensemble, Marc Corbiau, est un habitué des grandes propriétés. Il a aussi conçu le bâtiment qui a remplacé le château Wiener à Watermael-Boitsfort en y recyclant les tourelles et toitures. Les annonces immobilières font d’ailleurs état d’un «château reconstruit», bien que le résultat ne soit pas du goût de tous les amateurs de pittoresque. La rénovation programmée du château Tournay-Solvay permettra peut-être d’apporter un élément plus positif à la question de la relation entre châteaux et architecture contemporaine.
La présence d’un parc et l’échec d’un projet urbanistique les concernant semblent donc être les deux facteurs décisifs de la survie des belles demeures. L’exemple des chefs-d’œuvre disparus l’illustre par la négative, quelle que soit l’époque concernée: le château Kieffelt à Woluwe-Saint-Lambert pour la Renaissance, ceux de Haren et Meudon pour le XVIIIe siècle ou les deux châteaux bâtis par Cluysenaar pour le XIXe – jamais leur valeur esthétique n’a fait le poids face à la pression urbaine. Des exemples plus récents de démolition ou de rénovation malheureuse montrent que ce patrimoine demeure d’ailleurs fragile et méconnu, son étude ayant longtemps été laissée à l’érudition locale. Comme quoi, un rappel de son histoire conserve aujourd’hui tout son sens.
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Rédaction et recherches iconographiques
Benoît Mihail
Comité de d’accompagnement
Marc Meganck et Murielle Lesecque, Direction Patrimoine culturel
Paula Dumont, Direction Connaissance et Communication
Coordination
Murielle Lesecque, Direction Patrimoine culturel
Gestion iconographique
Julie Coppens, Direction Connaissance et Communication
Relecture
Anne Marsalaix, Brigitte Vander Brugghen, Direction Connaissance et Communication
Remerciements
Patrick Ameeuw, Sam Biesemans, Philippe Charlier, Marie-Christine Claes, Odile De Bruyn, Denis Diagre, Clemy Temmerman ainsi que toutes les institutions et personnes qui ont prêté des documents.
Crédits photographiques (abréviations)
APR Archives du Palais royal
AVB Archives Ville de Bruxelles
KIK-IRPA – Koninklijk Instituut voor het Kunstpatrimonium / Institut royal du Patrimoine artistique
MRBAB Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Mise en page
La Page
Traduction
Gitracom
Éditeur responsable
Bety Waknine, directrice générale, urban.brussels
(Service public régional Bruxelles Urbanisme et Patrimoine)
– Mont des Arts 10-13 – 1000 Bruxelles
ISBN numérique
978-2-87584-187-2
Dépôt légal de la version papier
D/2020/6860/001 - ISBN 978-2-87584-185-8
Photo de couverture: Le château de Rivieren à Ganshoren (W. Robberechts © urban.brussels)
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